BLOGs - Articles de Keltouma |
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Catégorie: Arts & Littérature
Auteur: Keltouma (2:44 pm)
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Une fois les autres formalités terminées, Mireille traine tant bien que mal sa valise pour retrouver le jeune porteur qui l’attend de l’autre coté de la barrière. Ayant une grande faim elle lui demande chuchotant s’il ne connaissait pas de restaurant pas très cher. En effet, elle n’avait pas eu le temps de préparer ce voyage et le peu d’argent que ses amis avaient réussi à lui procurer ne peut en aucun cas l’entretenir plus d’une semaine. « Les chouayas* de sardines sont juste au bout du quai et cela coûte moins d’un rial madame « Alors nous mangerons ensemble si tu veux et ensuite tu m’emmène à l’hôtel ! s’exclame la jeune femme qui n’a pas le temps de terminer sa phrase que le petit porteur hissait déjà la grosse valise sur sa tête. les pieds engoncés dans une sandale en cuire totalement laminée il traverse d’un trait tout le port , saluant dans sa petite foulée ses camarades qui le lui rendent par des sifflements. __________________________________________________ *Les chouayas : ceux qui grillent les sardines et feu de bois Haletant et tout en sueur par cette chaleur infernale il s’arrêter devant un petit local où, embaumant l’air, l’effluve du poisson grillé laisse couler la salive. Il fait installer sa cliente à une petite table plastifiée à la terrasse et aussitôt le serveur dépose une gourde d’eau fraiche, deux salades de tomates et un grand pain aplati et tout rond. Le jeune porteur se verse un verre d’eau qu’il présente à Mireille qui hésitante finit par se désaltérer le gosier sec. « Deux grillades de sardines commande pressement le jeune porteur, l’air d’un majeur ! « Quel est ton nom déjà ? demande-t-elle à son interlocuteur une fois la grillade déposée. « Mustapha madame, répond ce dernier la bouche salivée « Alors Mustapha mangeons, j’ai très faim moi ! L’odeur ne semble pas gêner outre mesure la jeune journaliste qui prend plaisir à déguster le succulent repas. Elle apprécie aussi le morceau de pain qui croquant sous ses dents rajoute de l’allégresse à son palais en manque de victuaille : « Moi c’est Mireille, je vois que tu te débrouille bien en Français, est ce que tu as fait l’école ? « Non, mais à force de fréquenter les français j’en ai appris pas mal de mots madame. Tout en embouchant avidement de belles pièces de sardines bien cuites, elle continue à mitrailler son interlocuteur de questions sur ses origines et ce qui l’a poussé à faire ce pénible métier. « Tu me semble trop petit pour ce boulot Mustapha ! Quel âge as-tu? Revient-elle à la charge une fois son petit ventre calé. « Je ne sais pas dix ou douze ans ; « Tes parents doivent bien se rappeler de ta date de naissance ! « Je n’ai jamais connu mon père, et je ne me rappelle même pas du visage de ma mère « Et avec qui tu vis actuellement ? « Je vis seul, « Mais tu as bien un gîte, je veux dire un lieu où dormir « Tous les endroits de Dieu sont bons pour dormir, « Tu veux dire que non seulement tu n’as pas de parents, mais tu n’as nulle part où dormir ? « Non nous dormons dans les chaloupes lorsque nous sommes au port et dans un petit coin du passage « Soumica » lorsque nous sommes dehors, mais dormir est le dernier de nos soucis, le plus important est d’abord de manger ! « Mais c’est inconcevable, un garçon de votre âge qui n’a ni gîte ni couvert, mais que fait le gouvernement ? « Vous savez, je ne suis pas le seul, des milliers de comme moi sont orphelins et vivent de la même façon! « Oui je l’ai remarqué et je me demande pourquoi y en a-t-il tant, d’où est qu’ils sont venus? « Beaucoup d’entre nous ne savent même pas comment ils sont arrivés jusqu’ici. « Comment? « Les plus âgés des « Oulads »nous racontent que les soldats français avaient chassés leurs parents et que depuis les familles ont été séparées et beaucoup se sont perdus en cours de route. D’autres disent que l’armée de français et les Goums noirs avaient brulé leurs terres et tué tous ceux qui refusaient de quitter leurs bleds, alors les Caïds en profitèrent pour s’accaparer les terres de ceux qui fuyaient les balles et les revendre à des fellahs français. Enfin c’est ce qu’ils disent, mais moi je n’ai rien vu de tout cela. Mireille hume l’arôme du thé à la menthe qui empli de plus en plus la petite gargote et demande à son jeune ami de leur en commander deux verres. En fait ce n’est qu’un prétexte pour ne pas couper court à une discussion qui l’intéresse au plus haut niveau. Le fait qu’un jeune orphelin et illettré puisse incriminer la présence française aiguise sa curiosité et donne une motivation supplémentaire à sa mission. Le succulent thé et le cadre plutôt aimable font oublier à la jeune journaliste la précarité de sa situation et elle allait allumer une cigarette lorsque, Mustapha met ses deux doigts sur le bout de ses lèvres. Croyant que cela gênait son compagne Mireille éteint aussitôt l’allumette mais le petit porteur exprime clairement sa demande: «Je voudrais une cigarette s’il vous plait madame ! « Tu es trop jeune pour fumer. « Vous savez madame, fumer est acte de grande maturité et parfois même de virilité, celui qui ne fait pas ce que font les grands n’a pas de place ici. Hésitante Mireille lui donne une cigarette, mais au lieu de l’allumer Mustapha la met derrière son oreille et continue la conversation qui porte sur l’état d’esprit de ces « oulads », ce qu’ils font et l’état de leurs rapports avec les autorités portuaires. Beaucoup d’informations que la jeune journaliste note sur un petit carnet et un bon sujet à développer, mais l’intérêt de ce premier contact avec la réalité marocaine ne peut lui faire oublier qu’elle doit s’assurer un gîte du fait qu’il commence à faire nuit. « Tu ne connais pas d’hôtel pas très cher où je peux passer la nuit ? « À l’ancienne médina, vous n’avez que l’embarras du choix, et le prix ne dépasse pas deux francs la nuitée madame. «Alors allons-y, mais entretemps je te fais une proposition « laquelle madame ? « Tu me tiens compagnie jusqu’à ce que je m’installe et je te paie un franc la journée. Un pacte que semble accepter volontiers le petit porteur qui, la valise sur la tête, la traine derrière ses petits pas. Ils quittent le port pour allonger un long boulevard encombré de clients et de chariots actifs devant des silos de thé, sucre et épices déposés en vrac. Faisant signe à sa compagne de précipiter le pas, Mustapha traverse la grande arcade de Bab Lekbir, pour se retrouver à l’enceinte de l’ancienne médina ceinturée par une longue muraille. Les deux intimés serpentent de sinueuses et sombres ruelles qui passent par le « Mellah des juifs », une place surpeuplée où tout se vend à la criée avant de parvenir, après plusieurs détoures à « Bousbir ». Tout en sueur le jeune porteur dépose la grosse valise devant une grande construction vétuste portant sur une enseigne lumineuse le nom de « Hotel Espéranza » où de jeunes et séduisantes filles presque nues s’activent à séduire les passants. |
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Catégorie: Arts & Littérature
Auteur: Keltouma (11:07 am)
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Ravissant chaque coin du large quai, des garçons et des adolescents appelés les « oulads », se présentent, seuls ou par petits groupes proposant leurs services moyennant quelques pièces de monnaie et un petit sourire de remerciement, mais la jeune femme ne peut se permettre ce service. Trainant difficilement sa lourde valise elle s’éloigne quelque peu du tumulte et ajuste, bien claire, la rose qui devrait servir de signe de reconnaissance à la personne qui doit en principe l’accueillir. Les minutes s’égrènent lentement et elle semble plutôt désemparée alors que sa crainte de ne trouver personne à l’attendre se dessine de plus en plus. En effet, le doute l’envahit peu à peu au fur et mesure que le quai progressivement se vide au moment où les « oulads », sals et mal-habillés, continuent à tournoyer autour d’elle. Mais elle est décidée à aller jusqu’au bout, et cela se voit dans la lueur des ses yeux bleus au reflet de ce beau ciel, où le soleil règne en maitre absolu, combien même le col-montant de son pull en laine l’étouffe au point de l’asphyxier. Ajustant encore plus apparente sa rose, elle ne bouge pas de sa place, mais après une heure d’attente, le doute se transforme en certitude et la crainte en peur. Elle ne sait même pas où aller et résignée elle met sa main sur sa valise lorsqu’un petit gringalet, propose, dans un français plutôt tordu, de la lui porter. Vu ses moyens limités, elle allait refuser, mais les yeux tout noirs et presque suppléants du porteur la font renoncer. Heureusement d’ailleurs car le parcours jusqu’aux services des Douanes est très long sans compter le soleil de plomb qui inonde chaque mètre de ce gigantesque port très encombré. Elle doit encore subir une très longue file avant de se présenter devant un douanier en zèle qui, sous l’œil attentif de son chef, vérifie pièce par pièce tout le contenu de sa grande valise. Deux livres d’Aimé Césaire « Cahier d’un retour au pays natal » et « Discours sur le colonialisme » semblent attirer son attention et il les remet aussitôt à son supérieur. Ce dernier en feuillette calmement les préfaces avant de demander gentiment à la jeune dame de l’accompagner dans son bureau: « Désolé mademoiselle, je suis obligé de vous confisquer ces deux livres ! « Puis-je savoir pourquoi ? « Ils sont interdit d’accès. « Mais les livres de Césaire sont vendus librement partout en France ! «« En France Oui, seulement nous ne sommes pas dans la métropole, mais dans l’une de ses colonies et les temps ne sont pas favorables aux idées développées par cet auteur. « Je suis journaliste et pour moi c’est un outil de travail, « De toute façon vous gardez le droit d’introduire une requête auprès des autorités policières compétentes! « C’est ce que je ferais surement car il n’est pas question qu’on limite les libertés des gens sans raison ! « Dans ce cas, je ferais mon rapport et je vous soumets avec les objets saisis aux services de la sécurité du territoire et à eux de décider, alors qu’en dites vous ? Blême Mireille ne sait que répondre et préfère se cacher derrière un mutisme qui en dit long sur la peur qui l’envahi à l’entente de la sécurité territoriale ! « Décidez-vous mademoiselle, je n’ai pas que ça à faire, « C’est ma première visite dans ce pays et je ne voudrais pas l’entamer par des problèmes ! « Bon ! Vu votre statut de journaliste et la gentillesse de vos propos, je préfère me limiter à confisquer l’un des deux livres et à vous laisser le second ! N’est ce pas que c’est mieux pour tout le monde ? Même si la jeune journaliste se doute de la destination finale du bien saisi cette dernière proposition lui trouve effectivement une porte de sortie car elle doit d’abords sauver sa peau. Une fois les autres formalités terminées, Mireille traine tant bien que mal sa valise pour retrouver le jeune porteur qui l’attend de l’autre coté de la barrière. |
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Catégorie: Arts & Littérature
Auteur: Keltouma (11:30 am)
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Il fait beau et le petit soleil qui pointe par intermittence laisse prévoir un bon séjour dans un pays qu’elle visite pour la première fois de sa vie. Dans l’attente de son tour, elle s’approche lentement de la passerelle où de jeunes matelots en maillots rayés organisent tant bien que mal ce débarquement. Tel un essaim les chaloupiers embarquent les marchandises et les voyageurs, pour les déposer non loin d’un mausolée tout en blanc auquel la ville de « Casablanca » doit son nom. En fait elle n’aurait peut être pas du parler de ces marocains qui n’avaient rien de barbares et qui pouvaient prétendre eux aussi à l’indépendance. Une conviction qu’elle affichait clairement, mais jamais elle n’avait pensé qu’elle toucherait des intérêts aussi vitaux et que cela donnerait lieu à des réactions jusqu’à ce qu’elle reçoive sa première lettre de menace. Un petit papier blanc qu’elle trouva dans sa boite à lettre avec en rouge : « Ecrire peut faire perdre la vie ». Au début, elle n’y avait pas donné trop d’importance et s’est contenté d’en parler avec un ami qui lui avait assurée qu’elle pouvait dormir tranquille. Justement elle ne dormait plus depuis qu’elle fut assaillie de coups de téléphones anonymes avant de recevoir une carte avec une fleure rouge et au dessous : « rouge en flammes, la fleur de macadam » Les menaces étaient si terrifiantes qu’elles lui voilaient tous les risques d’une aventure aussi dangereuse qu’un safari en terre arabe alors même qu’elle ne connaissait de cette langue que le mot « choukrane ». C’est ce qu’elle réussit à prononcer plus ou moins correctement au chaloupier qui l’aide à déposer sur le sol africain la grosse malle où elle avait précipitamment enfouit tous ses souvenirs. Ravissant chaque coin du large quai, des garçons et des adolescents appelés les « oulads », se présentent, seuls ou par petits groupes proposant leurs services moyennant quelques pièces de monnaie et un petit sourire de remerciement, mais la jeune femme ne peut se permettre ce service. Trainant difficilement sa lourde valise elle s’éloigne quelque peu du tumulte et ajuste, bien claire, la rose qui devrait servir de signe de reconnaissance à la personne qui doit en principe l’accueillir. Les minutes s’égrènent lentement et elle semble plutôt désemparée alors que sa crainte de ne trouver personne à l’attendre se dessine de plus en plus. En effet, le doute l’envahit peu à peu au fur et mesure que le quai progressivement se vide au moment où les « oulads », sals et mal-habillés, continuent à tournoyer autour d’elle. Mais elle est décidée à aller jusqu’au bout, et cela se voit dans la lueur des ses yeux bleus au reflet de ce beau ciel, où le soleil règne en maitre absolu, combien même le col-montant de son pull en laine l’étouffe au point de l’asphyxier. Ajustant encore plus apparente sa rose, elle ne bouge pas de sa place, mais après une heure d’attente, le doute se transforme en certitude et la crainte en peur. Elle ne sait même pas où aller et résignée elle met sa main sur sa valise lorsqu’un petit gringalet, propose, dans un français plutôt tordu, de la lui porter. Vu ses moyens limités, elle allait refuser, mais les yeux tout noirs et presque suppléants du porteur la font renoncer. Heureusement d’ailleurs car le parcours jusqu’aux services des Douanes est très long sans compter le soleil de plomb qui inonde chaque mètre de ce gigantesque port très encombré. |
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Catégorie: Arts & Littérature
Auteur: Keltouma (4:27 pm)
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Mireille finit de ranger calmement sa grosse valise qu’elle fait remonter tant bien que mal depuis une cale regorgeant de senteurs . Rieuses, les mouettes planent allégrement dans le ciel clair lorsque trois coups de sirènes élaguent leur quiétude. La silhouette d’un grand paquebot se dessine de plus en plus nettement depuis le quai fourmillant et largement encombré. Faisant escale sur sa route vers le Sénégal, Le « Lyautey » ralentit pour se tenir par la barre à l'écart de la côte, alors qu’alertés, les grosses barques, se lancent dans une course effrénée. Même curieuse de connaitre ce qui l’attend au sol, Mireille reste en retrait des bousculades à contempler la plénitude de cet océan qui la sépare désormais de son passé récent ! L’occasion de voir enfin la lumière et respirer de l’air frais tout en suivant des yeux l’étrange ondulation qui sillonne encore derrière le bateau en instance d’arrêt. « Il embrassa la mer d’un regard et se rendit compte de l’infinie solitude où il se trouvait. Toutefois il continuait à apercevoir des prismes dans les profondeurs ténébreuses. La ligne s’étirait à la proue, d’étranges ondulations parcouraient l’eau calme. Les nuages se portaient à la rencontre des alizés. En avant de la barque, un vol de canards sauvages se découpait contre le ciel, il disparut, puis reparut, et le vieux sut que nul n’est jamais complètement seul en mer ». Heureusement qu’Ernest Hemingway l’accompagnait dans sa solitude durant cette pénible traversée. Elle partageait avec émotion chaque scène de la lutte du vieil homme avec son squale et vivait ses sensations mitigées de courage et de peur, d’espoir et de désespoir comme si c’était sa propre histoire combien même elle n’avait jamais vu la mer auparavant. C’est son premier voyage hors de son pays natal, et jamais elle ne s’était doutée qu’elle le vivrait ainsi esseulée dans ce petit carré tout étriqué semblable à une geôle. Une vingtaine de mètres qu’elle partageait avec d’autres voyageurs, des gens de couleur pour leur majorité, qui, par crainte ou par respect, ne lui ont jamais adressé la moindre parole. Elle ne quittait son interlocuteur unique que le temps de grignoter un pain au fromage rassis par cette chaleur infernale trempé dans du vin rouge. C’était tout son unique met durant cette longue traversée où elle avait eu aussi tout son temps pour penser à cette aventure qui la jetait sur la terre africaine au moment où elle croyait avoir enfin trouvé un sens à sa vie. Sa voie dans le journalisme était toute tracée, et ses deux derniers articles sur « les conséquences des doubles nationalités au Maroc sous protectorat français », et « le statut juridique du Maroc » avaient fait couler beaucoup d’encre. Elle n’en était que plus fière d’autant plus qu’elle était tout le temps félicitée, mais elle ne pouvait se douter que le fait de dire la vérité était dangereux surtout en ces temps d’instabilité politique. Pourtant elle n’avait fait que relever la contradiction entre le traité du protectorat Français sur l’empire chérifien et l’état de siège décrétée depuis 1934. Elle y avait parlée des tortures et séquestration de simples citoyens marocains sous couvert de cet « état d’exception ». Elle avait aussi évoqué certaines de ces libertés qui se sont retrouvées complètement mises en veille par un Etat qui considère la liberté comme l’une des soubassements de sa démocratie. C’était le sujet de l’heure depuis que, déchiré par les deux longues guerres, l’empire français commençait à se cisailler et laissait filtrer des revendications de liberté qui s’étaient transformées en débuts de révoltes. Cela se remarque aussi à travers la guerre de mots qui faisait des colonnes des journaux une plateforme de controverse passible de changer beaucoup de choses, mais pas seulement à la métropole. Les colons eux aussi avaient peurs pour leurs privilèges et les plus pessimistes ameutaient les décideurs sur la nécessité de briser la révolte, mais les plus clairvoyants préparaient déjà un avenir basé sur une collaboration avec l’élite locale. Bousculée par quelques passager pressés, elle revient de ce passé qui n’est pas aussi loin pour s’isoler encore plus sur ce pont qui se vide de plus en plus. |
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Catégorie: Arts & Littérature
Auteur: Keltouma (3:05 pm)
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N’osant même plus parler de peur de se faire répudier, Yamna courra à l'intérieur de sa chambre pour s'accroupir à même le sol la main sur la bouche et les yeux collés au mur. Elle resta ainsi, plusieurs minutes avant que la première larme ne coule, suivie d'une deuxième puis d'une troisième, et le flot giclait comme d’une source endiguée que les trente années de malheurs n’avaient pas réussi à éponger.
Ses grands yeux barbouillés de « Khoul » reflétaient ses idées confuses ne sachant même plus pourquoi elle pleurait au juste. Jamais Bassou ne l'avait giflé, ni prononcé le mot "répudiation" mais ce qui l’inquiétait le plus était le sort de ses enfants si jamais s'il venait à exécuter sa menace . Oui cette dernière probabilité changeait toutes les donnes puisqu’elle n’avait nulle part où aller. « Comment feront mes enfants sans moi, ils mourront sûrement de faim et de froid se disait-elle alors que l'obscurité regagnait la pièce. Non il ne fallait pas qu’il descende dans la plaine ! Il n’y a pas d’autres solutions ! Je dois coûte que coûte le désensorceler… Brahim n’est toujours pas circoncis alors qu’il arrive à l’âge de puberté et Zahra est encore sans mariage et si personne ne la demande, elle mourra vieille fille, quelle honte ! Justement celle-ci investit timidement la chambre lui apportant une soupe bien chaude et un morceau de pain. Elle regarda sa fille unique assise juste en face d’elle, tel un sosie mais nettement plus juvénile. « Comme le dit si bien le proverbe : les yeux regardent mais la main est bien courte, pensa la mère, déplorant cette misère qui privait une si belle créature de se marier espérant pour elle tout ce qu'elle n'avait pas pu avoir dans toute sa vie. Elle lui enleva le foulard peignant cette longue et forte chevelure comme elle se plaisait à le faire lorsqu’elle était toute petite. Malgré l'indigence la propreté était de rigueur et le "henné" alimentait les cheveux dorés d'une éclatante brillance. «L’odeur vient de l'orange, Allah, Allah, flaire l’orange et cache la, Allah, Allah" fredonnait-elle se remémorant une chanson que sa propre mère lui chantait et en profita pour raconter à sa fille les prouesses des résistants dans la lutte contre les Français, et l'histoire de l'orange utilisée comme mot de passe. « Nous - nous respectons ton père et moi, et ce n’est pas parce qu’il m’a giflée que nous allons nous séparer, non, il ne faut pas croire ça. Si nous- nous disputons c’est seulement pour trouver le meilleur moyen de vous faire vivre dans ces moments difficiles. Ces quelques chèvres est tout ce qui nous reste et si nous les vendons, nous n’aurons même plus de quoi manger, expliqua-t-elle, comprenant les angoisses de sa fille qui avait entendu la houleuse discussion de ce matin. « Si seulement nous n’étions pas si pauvres ! « Nous n'avons pas toujours été indigents, au contraire nous étions très riches. Nos parents avaient beaucoup de terrains avec plein d’arbres fruitiers. Malheureusement le Makhzen nous a tout pris après la mort de notre grand père sous prétexte que celui-ci collaborait avec les français! « Mais les collaborateurs inscrivaient leurs enfants dans les écoles françaises, pourquoi mon père est-il resté analphabète ? « En réalité les colons ont suggéré d'inscrire Bassou à l'école mais grand père s’y opposa préférant le marier pour mieux le lier à la terre. " Et ils n’ont pas trouvé plus belle et mieux éduquée que sa cousine" « Bassou n’avait pas hésité une seule seconde, je crois que le pauvre m’aimait bien avant ! « Et toi ? Yamna rougit, et sa peau claire s’embellit laissant paraître combien elle restait belle malgré l'indigence. La bougie nonchalante faisait briller deux gouttelettes aux bords de ses grands yeux, alors qu’elle s’étalait sur la cérémonie de son propre mariage avec Bassou : "Les noces avaient duré six nuits et sept jours, avec la "harkas" et les danses folkloriques alors que les invités arrivaient de tous les coins, mangeant à leur faim et dansant jusqu’au matin. « Il y avait de bonnes choses à manger ? « Tous les voisins préparaient du couscous et égorgeaient des moutons et même des taureaux. Les militaires français envoyaient beaucoup de bonnes et délicieuses choses comme des chocolats des bombons et même des tartes. Ah, c'était le bon vieux temps, La région était riche car il y avait beaucoup de mines de cuivre et des hectares d'arbres fruitiers, des amandiers et "l'argana. Les militaires Français avaient établi un grand souk couvert ou les hommes pouvaient aller chercher tout ce dont ils avaient besoin ; Il y avait même le "chrab" qui faisait tourner la tête aux hommes lorsqu'ils le buvaient. « Et il y avait beaucoup de mariages ? « Oh oui ! Des dizaines par an, et puis il y avait les « ouvrias » au service des colons et qui laissaient leurs femmes chez eux et venaient se marier de chez nous car ils disaient que notre beauté est pure et notre peau est aussi blanche que celle des françaises" Très emballée, Yamna racontait les détails des festivités évoquant la nostalgie du passé alors que, rêvassant, Zahra, suivait, jusqu'à ce que les deux intimées finissent par s'endormir enlacées.
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